Je ne connaissais pas particulièrement la peinture de Vincent Bioulès avant de découvrir la rétrospective que lui consacre actuellement le musée Fabre de Montpellier. Tout au plus avais-je peut-être croisé quelques-uns de ces tableaux en reproduction, notamment ses paysages, dont certains sont très connus.
Or immédiatement, la visite de l’exposition m’a procuré un sentiment de réjouissance, de plaisir. Plus je regardais, plus je me délectais de la matière, des couleurs, de la lumière et plus j’avais la sensation d’entrer dans une immense toile aux variations infinies, comme si, sur les chemins de Bioulès, se déclinaient à la fois le souvenir de tableaux aimés de l’ancienne peinture médiévale, les premières constructions de paysages d’un Giotto ou d’un Pisanello, mêlées à quelques réminiscences de vitraux ou de tapisseries millefiori, et l’évolution vers la modernité depuis la période plus affirmée, très construite, raisonnée, d’un Piero della Francesca et d’un Fra Angelico (peintre admiré par Bioulès), jusqu’au regard avant-gardiste et pur de Matisse. Mais étrangement, dans cette grande traversée, les paysages de Bioulès ne regardent que peu l’impressionnisme. Car finalement, l’artiste aime le radical, l’aplat, le dessin, la ligne, le contour même. Plus proche d’un Marquet que d’un Monet, plus métaphysique que sentimental, Bioulès peint certes sur le motif, mais y ajoute une dimension spirituelle, presqu’irréaliste, campant parfois des formes très simples, proches d’un vocabulaire naïf, et donne ainsi à certaines toiles une beauté physique, primitive, arcadienne même. L’idée d’un idéal perdu, d’un ailleurs intérieur, à la frontière entre réalité et fantasme, comme Giorgio Bassani a pu rêver en littérature le jardin des Finzi Contini.
Des toiles en quelque sorte déconstruites pour mieux renaître avec la consistance d’une longue imprégnation, d’une longue compréhension de ce que peut être l’idée de représentation, comme si chaque tableau me parlait tout à coup d’une question fondamentale de peinture, que ce soit le paysage, la fenêtre, le portrait, l’absence de figuration même. Oui, l’absence de figuration, j’insiste sur cette expression, car j’ai aussi eu la sensation profonde que Vincent Bioulès n’a jamais été un peintre abstrait, malgré ce qui a été dit souvent à son sujet. Ses grands monochromes m’ont plutôt semblé être une expérimentation, un passage obligé, le désir de repousser les limites, et non d’anéantir, pour mieux retrouver « une autre possible figuration » selon l’expression du peintre. Et ce sentiment de plaisir s’est déployé de toiles en toiles dans lesquelles je plongeais, pour ne plus les quitter. Que ce soit, les fenêtres des débuts, plutôt classiques, mais aux couleurs si profondes et belles, très matissiennes, ou les immenses monochromes, mers de couleurs primaires, paradoxales exubérances minimalistes ; le peintre ici fait allégeance en cherchant comment trouver dans ce qu’il aime, son propre chemin esthétique.
La fenêtre sera toujours la sienne, celle de son enfance ou de l’âge adulte, celle qu’il côtoie, qu’il regarde chaque jour, au point de sublimer un grand marronnier qui devient, selon ses propres termes, « une rupture ». Il le dessine puis le déconstruit, le fait s’évanouir, se morceler, tend même, peut-être avec un certain humour, à le faire ressembler aux motifs de son ami de l’époque, Claude Viallat. Le marronnier agit comme un moteur, un déclic et comme signifiant d’une nouvelle peinture, personnelle cette fois. Bioulès dit avoir trouvé ici son territoire. Comment l’expliquer ? Une question de ressenti. Le marronnier est toutefois toujours dans la fenêtre. La fenêtre, le cadre, suivra tout le parcours de l’artiste jusqu’à aujourd’hui. Elle apparaît très albertienne dans les références assumées aux Primitifs italiens. Lorsque Bioulès peint la place d’Aix à plusieurs reprises, les tons du fond sont plutôt sombres, voire noirs (il peint aussi une Nocturne à Céret), pour mieux faire surgir, comme une grammaire figurative, des fenêtres de lumière. L’idée est belle, moderne, inventive et reflète un amour inconditionnel de la peinture, au sens de la composition picturale, dans ce qu’elle peut révéler de mystérieux, d’ésotérique. C’est ce plaisir hédoniste que le peintre a pu ressentir enfant devant un Fra Angelico (le bleu que l’on retrouve souvent chez lui, est évidemment le bleu de la méditerranée mais peut être aussi celui, pastel, de ce grand peintre italien). Ce désir enfoui dans la représentation, il le peint avec délicatesse pour en suggérer le pouvoir. Les initiés, ceux qui aiment la peinture, verront que les stylisations des motifs, à l’instar de symboles, agissent comme une codification secrète, bien gardée, posée dans ce sas étrange entre amour de la couleur et sacralité de la lumière.
Lorsqu’on s’approche des grands paysages, tout est abstrait, et par l’effet du recul, tout devient une prouesse de figuration et de construction. Au centre, souvent, comme une démarcation, la ligne d’horizon semble faire réfléchir le ciel et la terre, le rêve et la réalité, comme un miroir qui vient souligner une ambivalence, des pulsions opposées, métaphore peut-être de l’opposition floue, ou plutôt de la complétude originelle mais oubliée, qui a toujours existé entre abstraction et figuration. Aucun manichéisme, malgré les apparences, mais beaucoup d’intuition.
Son dernier tableau est dans ce sens un des plus révélateurs de la physicalité que le peintre cherche à nous faire ressentir. La matière tellurique semble la nature elle-même, on y perçoit l’énergie corporelle de l’artiste au travail, on y décèle la matérialité des éléments, du « cosmos » comme il aime à dire. Une peinture qui rappelle avec force les tons et les expressions de Courbet, dont le musée Fabre conserve justement à quelques mètres plusieurs chefs-d’oeuvre. C’est peut-être à travers cette synthèse du figuratif et de l’abstrait que Bioulès arrive à nous émouvoir autant. En s’enracinant lui-même, corps et âme, dans les profondeurs inouïes de son art.
Texte écrit le 26 juin 2019, après ma visite de l'exposition "Vincent Bioulès, chemins de traverse" visibel alors au musée Fabre de Montpellier et à l'Hôtel de Cabrères-Sabatier d'Espeyran.